par Anne Malherbe
L’atelier est saturé de bleus, de verts, de ces couleurs intactes qui font se sentir au creux d’un espace matriciel inexploré, dans une densité de feuillages et d’eau, au jaillissement même de la source. De celle-ci sort à l’envi des pages qui représentent l’image idyllique d’une piscine entourée d’un jardin, ou plutôt d’un morceau de jardin, épaissi par une végétation tropicale. Ce n’est jamais exactement le même lieu. On ne voit de lui que des bouts, l’arrondi d’un rebord, l’échelle pour descendre dans l’eau, une table et une chaise, trois transats rouges. Mais, d’une fois à l’autre, c’est assurément toujours la même image archétypale qui est circonvenue et, avec elle, la même fièvre qui préside au geste, le même besoin qui est honoré : faire descendre dans la matière ce lieu infiniment désirable.
Les couleurs y sont littérales : l’eau y est définitivement bleue, la végétation, verte et les fleurs y sont notées par des touches colorées. Déposer la couleur sans filtre ni mélange est une réponse immédiate à l’attente.
Chaque jour, l’artiste se remet à son rêve, par d’infinies variations autour de l’image de la piscine et de ses abords. La piscine, ce paradis artificiel, ce décor de club de vacances figure pourtant le rêve le plus banal qui soit et le plus impersonnel. Mais ici elle se transforme en un symbole farouchement intime. Cette aspiration secrète s’exprime dans le regard de l’artiste qui ne cherche pas à tout englober : il préfère prélever des portions, scruter des angles, élire ses morceaux de choix.
Dans l’atelier, où qu’on pose son regard, on voit la ligne d’horizon mettre sa frontière implacable au cœur des dessins. À son emplacement, le paysage est toujours clos par une haie. Le monde se restreint à ce qui existe en-deçà et obéit à d’obsessionnelles variations : variations sur le bleu et le vert, sur le quadrillage au fond de la piscine, sur la touche, tantôt liquide et délavée, tantôt sèche et pointilliste. L’ombre n’y a jamais la même densité. L’artiste s’inquiète de chaque variation, dans sa ténacité patiente à faire advenir le lieu qu’elle a voulu pour elle.
Nulle solennité dans ces peintures sur papier. Celui-ci ôte au travail tout caractère pompeux et figé. Le papier est une réponse à l’impérieux besoin d’accomplir. Il admet l’imperfection, le travail du temps, la reprise. Ainsi le rêve peut-il se reconfigurer d’une fois à l’autre. L’artiste y revient, inlassablement, jusqu’à ce que la promesse sensuelle de la piscine devienne réalité. Les feuilles sont laissées à terre comme si elle n’avait déjà plus d’importance. Et pourtant, tandis qu’elles s’amoncellent, elles sédimentent aussi un peu plus l’objet du désir.
La peinture n’est jamais seulement une image : sans son substrat matériel, ici l’encre et le papier, elle n’existerait pas. C’est ce qui la rend si fascinante : elle recueille le rêve, absorbe le désir.
Ainsi, attendant son heure, l’artiste, jour après jour, se préoccupe de ce sur quoi elle a une prise. La piscine est ce lieu délimité, rassurant, dans lequel nous attendent les délices de la volupté et de l’oubli.
Et pourtant, si l’on regarde bien, tout n’y est pas si net : les lignes ne sont pas tout à fait droites, les reflets sont vaguement distordus, les couleurs parfois un peu sales, les fourrés nimbés d’obscurité. L’assouvissement, qui exige un incessant recommencement, est imprégné par l’anxiété. L’objet du désir menace d’échapper, par son pourrissement même : dans la construction patiente du lieu rêvé, le temps est déjà à l’œuvre. Reste cette mémoire vive du désir, patiemment déposé dans les couleurs et dans l’usure même du papier, qui accompagne inévitablement le geste de l’artiste.
« Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique » (André Breton).