par Jacques Jouet
Il est chargé de suivre Oriane.
C’est Malcolm qui se charge de cette filature en alternance avec Lydie. Malcolm regarde toujours en arrière pour vérifier que lui-même n’est pas suivi, tandis que Lydie n’a pas de ces obsessions. Malcolm, comme Lydie, trouvent qu’il y a pire boulot que celui-ci: on se promène, principalement on se promène.
Et Oriane n’est pas du genre à s’autoriser de brusques accélérations. C’est certes parfois monotone, car le canal peut être morne, mais on peut toujours fumer et regarder d’assez près les péniches jusqu’à être indiscret, un peu, sur la vie quotidienne dans la timonerie et la cabine en-dessous.
Quand Oriane s’allonge, quelques secondes, sur un quai et sur le ventre après avoir déployé sur le sol sa cape de pluie, Lydie sait qu’elle doit noter le fait sur son calepin, l’emplacement exact, l’orientation du corps et du regard. Quand Oriane traverse tranquillement le canal à pied sec (mais froids) grâce à ses cuissardes de pêcheur, Malcolm ne laisse pas passer l’événement : vitesse, tentative d’élucidation des mobiles, esprit de décision terriblement ferme du sujet considéré. Qui veut que Malcolm et que Lydie, en alternance, suivent Oriane ? « Suivre » est un euphémisme très hypocrite. Ils ne suivent pas Oriane, ils l’espionnent. C’est un riche amateur d’art du comportement, Martin Stack, qui salarie Malcolm et Lydie pour cette tâche de basse police d’ailleurs privée.
Martin Stack collectionne les comportements finement déviants, et ce pour le seul plaisir de la collection. Il a vu Oriane, un jour et par hasard, a senti quelque chose et lancé ses limiers.
Ceux-ci doivent agir, c’est-à-dire observer et noter, jusqu’au moment où les raisons de la déviance commencent à se dessiner. Un dossier s’ensuit dans la collection, bientôt refermé par la fin du mystère. Quand Oriane vient avec son matériel (une trousse qui n’est pas de maquillage), Lydie n’est pas longue à comprendre que celui-ci est là pour relayer son spirituel. Malcolm a une petite moue d’incompréhension mais note scrupuleusement : petits pinceaux, papiers forts et granuleux, galets d’aquarelle… peindre à l’eau du canal lui-même… traces d’essence à la surface de l’eau (térébenthine), toile, bois, clous de tapissier… C’est tout, c’est une peintre, il n’y a rien d’incompréhensible.
Lydie fait des hypothèses. Elle pense, et l’écrit, que le motif a des exigences formelles agissant sur la manière de peindre. Le motif dit : « Je suis formel ! » au sens où il est sûr de soi, qu’il sait exactement ce qu’il exige. Le motif canal demande qu’Oriane peigne en position couchée, ou plongée du bas du corps dans sa soupe jusqu’à la taille : un canal n’est profond que tout juste. Nul besoin d’en faire trop.
La peintre pourrait peindre encore à la nage et à la détrempe. L’aquarelle est prise au mot matériel. Martin Stack devrait bien faire suivre Martin Stack, car il a lui aussi sa déviance. Il refuse absolument de voir les peintures d’Oriane qui sont exposées dans la galerie du Canal. Malcolm et Lydie y vont, en revanche, à visage découvert, ce qui est préférable quand on veut voir de la peinture.